Le FMI prête 3 milliards à l'état égyptien
Le Fonds monétaire international (FMI) a accordé un prêt de trois milliards de dollars à l'Egypte sur 12 mois pour aider le pays à redresser son économie, a annoncé dimanche le ministre égyptien des Finances Samir Radwane.
"L'Egypte annonce la fin des négociations avec le FMI et la conclusion d'un accord avec le Fonds pour relancer l'économie égyptienne", a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse.
L'accord porte sur "un prêt de 3 milliards de dollars sur 12 mois (...) à un taux d'intérêt de 1,5%", a-t-il ajouté.
"Nous sommes engagés à soutenir l'Egypte et nous sommes conscients des pressions sur les ressources (de l'Etat), en particulier concernant les transferts d'argent des travailleurs à l'étranger et le tourisme", a pour sa part indiqué Ratna Sahay, la directrice adjointe du département Moyen-Orient et Asie centrale du FMI et chef de sa délégation au Caire, selon une traduction en arabe de ses propos.
L'économie égyptienne, qui dépend en grande partie du tourisme, a été durement touchée pendant et après le soulèvement populaire qui a renversé le président Hosni Moubarak le 11 février.
Des dizaines de milliers de travailleurs égyptiens en Libye, qui envoyaient de l'argent à leur famille en Egypte, ont en outre dû fuir le conflit dans le pays voisin.
Qu’est-ce qui dans l’analyse du processus en cours vous a conduits à participer au projet de l’Alliance populaire ?
Nous nous sommes retrouvés dans une période ouvrant de nouvelles possibilités de regroupements de la gauche et de formation de groupes politiques en Égypte. Un débat a été lancé entre les groupes déjà constitués et les indépendants de gauche sur le genre d’organisation à construire. Le courant du Renouveau socialiste a défendu qu’il était possible de construire une organisation contre le néolibéralisme et le néo-impérialisme, qui soit par définition hétérogène idéologiquement. Parmi ces gens-là, on rencontre des défenseurs du capitalisme d’État, nasséristes sous certains aspects, et des socialistes révolutionnaires pour une nouvelle forme libertaire d’organisation.
Grâce à la révolution, il est possible de regrouper les antilibéraux, révolutionnaires ou réformistes radicaux. Nous avons besoin de ce genre d’organisation et le projet est viable. Avec la révolution, des forces non politisées sont entrées dans le combat : elles sont contre le néolibéralisme et le néo-impérialisme mais n’ont pas de représentation. Nous devons représenter les forces qui se sont manifestées en Égypte dans les mouvements sociaux et de travailleurs des dernières années, et qui furent déterminantes aussi bien dans les derniers jours précédant la chute de Moubarak qu’après. Elles ne sont pas totalement politisées et manquent à la fois de théorie et d’objectifs politiques. Elles font potentiellement partie de la gauche et elles rejoindront une organisation suffisamment forte qui argumente politiquement et les représente socialement et économiquement. La force et la taille de cette organisation est une condition pour qu’elle soit viable et attire leur attention.
Cela ne doit pas être une organisation strictement léniniste, marxiste parce que les travailleurs et les paysans qui se sont soulevés dans les dernières années contre les politiques néolibérales n’acceptent pas l’ensemble de l’idéologie des socialistes révolutionnaires, notamment la centralité de la classe ouvrière, même si ce sont des ouvriers, et ce à cause des évolutions de la gauche et de la manière dont elle s’est discréditée. Le projet est donc une organisation radicale, qui ne soit pas purement une organisation socialiste révolutionnaire.
Nous avons défendu ces arguments mais certains de nos camarades, les Socialistes révolutionnaires, pensent qu’il est possible de créer une organisation bien plus radicale que le projet de l’Alliance populaire, plus compacte et homogène idéologiquement, une organisation socialiste révolutionnaire, de travailleurs, et c’est pourquoi ils participent à la création du Parti démocratique des travailleurs.
Comment défendre la centralité de la classe ouvrière dans un tel projet ?
L’argument est qu’une organisation de gauche, large, composée de différents courants idéologiques est un cadre de débat qui va interagir avec le mouvement. Construire une organisation fondée sur l’idée de la centralité de la classe ouvrière signifie qu’elle sera plus petite et moins attractive pour le mouvement ouvrier. Nous construisons une organisation où la centralité de la classe ouvrière n’est pas la base, mais où elle n’est pas non plus rejetée : une organisation qui ouvre le débat stratégique, dans laquelle l’aile gauche, c’est-à-dire nous, a une influence et grossit au travers des débats et des expériences, en étant appuyée par le processus révolutionnaire. Nous n’allons pas sacrifier le travail avec d’importantes sections de la classe ouvrière par choix de priorités. Nous avons choisi entre une organisation pure sans relation avec le mouvement de masse et une autre moins pure, liée à la classe ouvrière, dans laquelle on a le droit de discuter et défendre une orientation.
Où en est le développement de l’Alliance populaire ?
Ce parti est le plus important des trois partis de gauche qui ont émergé après la révolution, c’est-à-dire le Parti socialiste égyptien, le Parti démocratique des travailleurs et le parti de l’Alliance populaire. Il les dépasse de loin en termes de nombre et d’influence, mais surtout en termes de potentiel, rassemblant des personnalités, des célébrités et des groupes connus. Il faut cependant mentionner que, à notre droite, le Parti social-démocrate, une coalition de libéraux et de sociaux-libéraux, dont une part se considère de gauche, est plus gros réellement et potentiellement.
L’Alliance populaire fait néanmoins face à d’importants problèmes. La plus grosse part de l’organisation est composée de l’aile gauche du parti Tagamou (nassériens), des militants qui peuvent être honnêtes mais sont âgés et ont passé les 25 dernières années enfermés dans une organisation officielle sous Moubarak, droitière, corrompue et bureaucratique. C’est le premier problème de notre parti : des militants sincères mais inactifs depuis longtemps, qui insufflent peu d’énergie au parti.
Le second problème, et c’est peut-être lié, est que le parti est trop impliqué dans sa construction et pas assez dans la lutte des classes. Il faut bien sûr construire le parti, mais dans le mouvement. Actuellement, il ne prend pas position pour le mouvement et ne pousse pas ses membres à rejoindre les barricades. De même, on ne peut pas dire qu’il soit investi en tant que tel dans la construction des syndicats indépendants ; ceux qui s’y investissent sont des individus, peu nombreux, sans lien avec la direction politique. La présence et une orientation concrète du parti font aussi défaut dans le mouvement étudiant, dans les comités populaires de défense de la révolution, autrement dit tous les foyers de la lutte des classes actuellement. La direction est disloquée et ne sait pas comment intervenir dans la lutte des classes, ce qui s’explique en partie par le fait que ses membres n’y sont pas eux-mêmes investis.
L’autre explication de cette paralysie est que le parti est affecté par un genre d’anti-islamisme ou d’islamophobie que le débat sur la révolte actuelle à Qena1 révèle par exemple. Les Égyptiens contre les discriminations religieuses, groupe composé de gens de gauche, libéraux de gauche et autres patriotes contre les discriminations religieuses, dont les figures directrices appartiennent à l’Alliance populaire, ont publié un communiqué qualifiant de catastrophique et contre-révolutionnaire la mobilisation à Qena, et appelant le conseil militaire à agir pour y mettre fin. Une vingtaine d’ONG l’ont signé, rejointes par deux partis seulement : l’Alliance populaire et le Parti social-libéral.
Un journaliste originaire de Qena, membre du parti et d’ailleurs bien plus « laïciste » que moi, a écrit un article dénonçant ce communiqué et qualifiant ses propos d’orientalisme local consistant en une diabolisation des salafistes. Il tient ses informations de sa famille, qui participe à l’occupation, comme les centaines de personnes de son village qui la rejoignent chaque jour et détestent les salafistes. Ces derniers ont d’ailleurs annoncé, il y a trois jours, qu’il s’opposaient à l’occupation, la qualifiant de haram2. Le phénomène est donc plus complexe. La mobilisation a une composante sectaire mais elle est aussi contre la marginalisation et pas uniquement contre les coptes. Pour convaincre, il faut être impliqués dans la mobilisation, sachant que les salafistes peuvent y être marginalisés. Comment peut-on être suffisamment islamophobe pour ne pas voir les contradictions existantes ?
La révolte de Qena est devenue un débat brûlant dans l’organisation, sans que nous ayons maîtrisé son lancement, pensant éviter un nouvel affrontement idéologique. Certains dans le parti voient ça en noir et blanc : si tu ne condamnes pas catégoriquement et totalement l’occupation, tu soutiens la contre-révolution.
Car nous sortons d’un autre débat brûlant sur les officiers qui ont rejoint la place Tahrir le 8 avril3 : certains membres du parti défendent que diviser l’armée représente une ligne rouge à ne pas dépasser pensant que son unité est une condition pour la santé du pays ou encore que cette question ne concerne pas le parti. Un communiqué a donc été publié condamnant la répression de l’armée mais appelant au maintien de son unité, communiqué que nous avons critiqué, ce qui a irrité ses initiateurs.
Pour l’instant, le parti est plus un potentiel, qu’un outil de combat. Il n’offre pas encore aux jeunes membres la possibilité de comprendre ce qui se passe à l’intérieur pour se défendre à l’extérieur.
Nous lançons cette semaine une commission investie sur la question des travailleurs. Ce projet est né essentiellement à notre initiative et le groupe qui en est chargé dans le Renouveau socialiste va s’y dissoudre. En allant chercher tous ceux qui sont des travailleurs ou liés à cette question, en les impliquant dans un travail commun, en construisant le parti, nous pensons pouvoir convaincre et témoigner de notre sincérité en tant que courant dans le parti, plus que dans des débats abstraits.
Les partis étaient globalement absents dans l’organisation de la révolution du 25 janvier, ce qui complique l’intervention actuelle : comment dépasser cette difficulté ?
Il ne faut pas oublier que les Frères musulmans se sont impliqués à partir du 29 janvier et ont été déterminants. Ils représentaient quelque chose comme 20 % de l’occupation, étaient totalement organisés, mais aussi les seuls à l’être. L’autre « organisation », ce sont les salafistes, du moins une partie d’entre eux, qui ont rejoint après le 2 février, le jour de l’attaque à dos de chameaux.
La principale forme d’organisation qu’a produite la révolution est la Coalition des jeunes de la révolution, qui tire ses origines de la page Facebook « Nous sommes tous Khaled Saïd »4 et qui a organisé l’appel du 25 janvier. Ils ne sont devenus une coalition qu’une semaine ou dix jours après le début de la révolution et ont actuellement une influence significative.
Il existe un discrédit de la politique séculaire, et je crois que c’est un problème régional, voire international. En Égypte, après la défaite de 1967, les nassériens et les nationalistes ont été défaits moralement, idéologiquement et militairement. Deux forces ont surfé sur cette défaite : les islamistes et la gauche. À mon avis, la gauche était en meilleure position dans le Moyen-Orient pour construire des organisations de masse : les icônes venaient de la gauche quand les islamistes oscillaient entre terrorisme et alliances avec l’État. Aujourd’hui, l’icône est Hassan Nasrallah et pas Guevara. Je suis d’accord avec Engels sur les trois niveaux de combat : économique, politique et idéologique. Nous ne choisissons pas le monde dans lequel nous vivons. Ce n’est pas un problème insoluble, mais lutter sur les barricades en se proclamant de gauche ne suffira pas à le résoudre.
La construction d’une organisation viable, appelée l’Alliance populaire, doit constituer cette force d’attraction. Or la position prise sur la révolte de Qena illustre mon pire cauchemar : que le parti soit incapable de battre les islamistes. Arguer que ce qui se passe à Qena se limite aux islamistes revient à laisser la colère populaire aux islamistes. Au lieu de se laisser définir comme « anti-islamistes », soyons dans l’occupation et disons « nous sommes avec les islamistes mais nous sommes contre tous ceux qui s’opposent à l’égalité entre les individus », et laissons-les se prononcer contre ce principe d’égalité, divisons-les ! Nous devons nous battre pour avoir des islamistes dans tous les cadres révolutionnaires, car nous devons envoyer le message aux masses influencées par les islamistes, que ce n’est pas un combat entre les islamistes et les laïcistes, mais un combat entre ceux qui sont pour l’égalité et ceux qui sont contre. À Qena, par exemple, les gens sont globalement pour une loi plus équitable sur le fermage. Or les islamistes sont divisés sur cette question et les Frères musulmans s’y opposent. Disons-leur, face au mouvement, « voulez-vous lutter pour que les paysans possèdent leurs terres ? », et laissons les dire « non » dans le micro.
Mon plus grand rêve serait qu’un parti islamiste de gauche se développe en Égypte, des gens disant : nous sommes pour un État islamique mais cet État islamique est pour l’égalité sociale.
Qu’en est-il du développement des outils d’organisation indépendante des travailleurs ?
La Coalition des travailleurs de la révolution n’a pas de réalité, nous sommes les seuls à la soutenir et elle n’a pas d’avenir. La Fédération des syndicats indépendants est véritablement importante, bien que droitière, et nous devons nous y investir, et la pousser sur la gauche, pour éviter les dérives de reconnaissance internationale, de dépossession des travailleurs de leur outil, en poussant par exemple pour un autofinancement, pour garantir son indépendance.
Propos recueillis par Mélanie Souad et Romain Hingant
Tamer Wageeh exprime ici l’analyse qui a conduit le courant Renouveau socialiste à s’investir dans l’Alliance populaire. La création du Renouveau socialiste provient d’une scission des Socialistes révolutionnaires en 2010, groupe formé dans les années1990 en Égypte et lié à l’International Socialist Tendency.
Dans le prochain numéro, un membre des Socialistes révolutionnaires expliquera ce qui les a amenés à construire le Parti démocratique des travailleurs.
1. Des habitants de Qena, province de la Moyenne-Égypte, bloquent les moyens de communication depuis le 16 avril, contre la nomination du nouveau gouverneur par le Conseil suprême des forces armées. Le trait dominant qui ressort est que les manifestants refusent un gouverneur chrétien une fois de plus. Le phénomène est complexe et méconnu, mais il s’avère par exemple que des chrétiens participent aussi à la mobilisation, et que dans l’ensemble tout le monde était satisfait du précédent gouverneur, qui était lui aussi un chrétien.
2. « Impur », « illicite », par opposition à « hallal »
3. Des jeunes officiers ont rejoint les manifestants lors de la grande manifestation du vendredi, l’armée a réprimé violemment les occupants de la place qui entre autres protégeaient les jeunes officiers, causant plusieurs morts et de nombreux blessés.
- Groupe Facebook créé en juin 2010 lors de l’assassinat par la police du jeune Alexandrin Khaled Saïd, qui rassemblait 400 000 personnes à la veille de la révolution et 1 million de membres aujourd’hui.
LE CAIRE — Pour un pays où la politique a été caractérisée pendant des décennies par l'arrogance et la vantardise, le premier débat entre des candidats à la présidence égyptienne s'est révélé particulièrement calme et courtois.
Si courtois que des candidats ont obligé les organisateurs à abandonner le format de débat et à permettre à chacun d'entre eux de répondre à des questions préparées à l'avance, sans avoir à faire face à un opposant.
Mais cet événement, retransmis en direct à la télévision depuis un hôtel du Caire, est ce que l'Egypte a connu de plus ressemblant à un débat intellectuel entre des hommes --la seule candidate, Bouthaina Kamel, n'est pas venue-- voulant diriger le pays.
L'armée, à la tête de l'Egypte depuis qu'un soulèvement populaire a renversé le président Hosni Moubarak en février, n'a pas encore fixé de date au scrutin présidentiel. Les législatives, elles, sont prévues en septembre.
Le premier à parler a été Ayman Nour, un ancien député qui avait défié M. Moubarak à la présidentielle de 2005 et s'était retrouvé peu après en prison après un procès controversé pour fraude et falsification de documents, des accusations qu'il a toujours niées.
Cette fois, le défi du volubile candidat libéral a été de répondre à un maximum de questions avant qu'un organisateur ne tire une sonnette pour marquer la fin du temps qui lui était imparti.
Cela a ensuite été le tour de l'ancien député de gauche Hamdine Sabahi, qui a promis de cesser l'exportation de gaz vers Israël s'il était élu.
Il a été suivi par un ancien chef d'état-major de l'armée, Magdi Hatata, dont les réponses sont restées pour le moins laconiques -- déformation professionnelle, a-t-il expliqué.
Le magistrat réformiste Hicham Bastawissi a été le dernier à s'exprimer.
Les deux principaux candidats, le chef sortant de la Ligue arabe Amr Moussa et l'islamiste Abdel Moneim Aboul Foutouh, ont brillé par leur absence.
Tous les candidats ont affirmé qu'ils s'opposaient à un état théocratique et qu'ils étaient favorables à un système démocratique, mélange d'un système présidentiel et parlementaire.
"A la maison, je suis musulman ou Copte. Mais dans la rue, je suis Egyptien", a affirmé le général Hatata, qui a été chef d'état-major de 1995 à 2001. "L'Etat religieux s'est éteint avec la mort du prophète Mahomet", a-t-il insisté.
Tous les candidats ont en outre promis un réexamen de l'accord de paix avec Israël et une amélioration des relations de l'Egypte avec l'Iran.
M. Nour, pour qui l'ancien président américain George W. Bush avait fait pression sur Le Caire, a affirmé que s'il devenait président, l'Egypte ne suivrait pas aveuglément Israël et les Etats-Unis.
M. Moubarak, un proche allié de Washington, était accusé d'être trop aligné sur les politiques de Washington et de l'Etat hébreu.
L'accord de paix avec Israël doit être revu pour permettre la présence de davantage de troupes égyptiennes dans le Sinaï, a ajouté M. Nour. Les autres candidats ont acquiescé.
"Toute personne arrivant (au pouvoir) par la volonté populaire ne pourra pas jouer le rôle humiliant adopté par l'ancien régime", a renchéri M. Sabahi.
L'Egypte a été le premier pays à signer la paix avec Israël en 1979, mais l'Etat hébreu reste très impopulaire parmi les Egyptiens, qui critiquent sa politique envers les Palestiniens.
« En Chine, on ne trouve presque personne qui ait le courage moral de défier la réalité », regrette Liu Xiaobo. Son traducteur, Jean-Philippe Béja, analyse les répercussions du printemps arabe sur l'opposition chinoise.
Jean-Philippe Béja, chercheur au Ceri (Centre d'études et de recherches internationales). Spécialiste de la Chine contemporaine.
Le 4 juin 1989, la Chine réprimait Tien Anmen. Craint-elle d'être touchée par le printemps arabe ?
Il y a un raidissement, c'est vrai, lié à la fois à la situation intérieure et aux influences extérieures. D'un côté, la Chine est déjà dans une période de transition, puisque le XVIIIe Congrès du Parti a lieu l'an prochain. On connaît les futurs dirigeants, mais on assiste à des luttes internes.
C'était déjà le cas en 1989, non ?
Oui, justement. C'est pour cela que le pouvoir a peur qu'un événement, quel qu'il soit, puisse exacerber les contradictions à l'intérieur du parti. On retrouve cette hantise de la lutte entre les deux lignes qui en 1989 a failli faire éclater le parti. Le consensus de l'après-4 juin 89, c'est : « Surtout, pas d'émergence de luttes de ligne politique ».
A l'époque, la perestroïka en URSS avait eu une influence. C'est le cas aujourd'hui ?
En partie, oui. C'est ce que les Chinois appellent le Grand Contexte, le contexte international. Au moment de la révolte égyptienne, j'ai vu un post sur un blog qui disait : « Une civilisation plurimillénaire, un Etat extrêmement fort, un peuple qui se soulève, quand est-ce que les guerriers de terre cuite prendront le relais des momies ? » L'Egypte, cela parle à la Chine. Evidemment.
Dans la société comme au sommet ?
Oui, les dirigeants comme les opposants sont très conscients de cet enjeu. D'où le raidissement, la peur qu'à l'intérieur quelqu'un veuille se faire le porte-parole des mécontents. D'autant qu'il y a beaucoup de conflits sociaux.
Mais la croissance, jusqu'ici, a permis de contenir ce mécontentement ?
La croissance reste forte, grâce aux énormes investissements publics. Mais elle a ses contradictions. Une forte corruption, de plus en plus mal supportée par les citoyens. Et on voit apparaître un début d'inflation. Cela inquiète énormément le parti, qui a une réaction à l'allemande, avec le cauchemar de la République de Weimar qui ne résista pas à la crise de 1929. Officiellement, l'inflation est à 4%, mais pour les denrées alimentaires et surtout le logement, c'est bien pire.
Revenons au raidissement, les arrestations ont augmenté ?
Surtout de février à avril. On a parlé d'une centaine de personnes mises en détention ou sous surveillance. On observe aussi une nouvelle stratégie du pouvoir, les disparitions, notamment chez les défenseurs des droits de l'homme. Des gens comme Teng Biao. On les arrête, on les fait disparaître en les menaçant, puis on les relâche. Liu Xiaobo, le prix Nobel de la paix, est toujours en prison et l'on n'a aucune nouvelle de son épouse depuis le 8 octobre. Rien.
Le 4 juin, c'est justement le tournant dans la vie de Liu Xiaobo ?
Oui, c'est une date cruciale dans son itinéraire politique. Lorsque le mouvement éclate en 1989, il travaille à la Columbia University, à New York, et il est l'un des seuls à décider de rentrer en Chine. Ce jour-là, il mesure l'héroïsme du peuple chinois, et rompt avec l'arrogance de certains intellectuels dont il était. Depuis, comme il le dit, il écrit sous le regard des « âmes errantes » du 4 juin.
Qu'est-ce qui dans sa pensée est si menaçant ?
Il y a sa pensée et sa manière d'être. Sa manière d'être, c'est vivre dans la vérité. Refuser le mensonge, dire ce qu'on est, et en assumer les conséquences.
Une exigence morale ?
Oui, mais pas en héros. Simplement : je fais ce que je dis et je dis ce que je fais. Ce qui, comme il le dit lui-même, dans un système fondé sur le mensonge, est fondamentalement subversif. C'est un peu le côté Havel de Liu Xiaobo.
Et sa pensée ?
C'est un observateur extrêmement fin de la réalité. Pour lui, ce système cumule les inconvénients des deux systèmes qui se partageaient le monde, le sytème totalitaire, maoïste, et le capitalisme. Au fond il est libéral, et pense que le seul moyen d'abattre le totalitarisme était l'intervention du marché. Mais ce qu'il dénonce, c'est que l'influence du totalitarisme n'a pas été liquidée.
Et il s'en prend aux intellectuels...
Oui, sa critique vise l'oligarchie et la compromission des intellectuels, ce qu'il appelle « la philosophie du porc ». Selon lui, ils ont abandonné leur mission qui était de parler, de dire la vérité et de défendre les droits et l'expression, pour dormir en paix. Avec des réflexions qui, même sans le vouloir, sont très pertinentes pour notre monde.
La philosophie du porc, Liu Xiaobo, traduit par Jean-Philippe Béja, Gallimard, 518 pages, 26 €.
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