La chute du régime du colonel Kadhafi va-t-elle avoir des répercussions sur les révolutions arabes en cours ?
- Cela va forcément renforcer le processus démocratique en Tunisie et en Egypte et isoler tous les autres pays arabes qui sont encore sous le principe du régime fort comme source de stabilité. Certes le changement ne va pas être radical, mais jusqu'à présent la Libye était un facteur d'instabilité et pour certains un exemple de révolution ratée. Désormais, elle va donner un argument politique à ceux qui veulent aller plus loin dans la transition démocratique.
Les relations libyennes avec ses pays voisins vont-elles être bouleversées ?
- Sur le plan économique, l'amorce d'une transition démocratique en Libye aura des effets bénéfiques directs sur son voisin immédiat, la Tunisie.
L'arrêt de la guerre et la stabilisation du pays va alléger la part des réfugiés économiques qui étaient arrivés sur le territoire tunisien – plus de 200.000 – et qui étaient en train de créer encore plus d'instabilité en Tunisie et menaçaient à moyen terme son processus démocratique.
La Libye était le poumon économique d'une main d'œuvre égyptienne importante et du tourisme tunisien. Il y a toujours eu des relations commerciales formelles et informelles entre ces trois pays. Aujourd'hui, les immigrés tunisiens et égyptiens vont pouvoir revenir très vite travailler en Libye, l'un des plus gros employeurs de la région. La stabilité régionale va tout simplement venir renforcer les liens préexistants. Comme une fenêtre, un soulagement et une opportunité énorme pour les relations économiques futures qui seront bien plus fortes qu'avant. Une continuité territoriale va se créer, comme une petite communauté économique de pays en voie de transition démocratique.
De nouveaux rapports de force peuvent-ils se créer ?
- L'Algérie voit d'un très mauvais œil la chute du colonel Kadhafi. D'abord, c'est l'un des pays qui a soutenu Kadhafi, même discrètement. Et puis, cette zone pourrait constituer désormais une menace économique. La Libye est un pays puissant économiquement disposant de l'arme pétrolière et qui en plus inscrit dans son calendrier sa volonté d'aboutir à un Etat démocratique. De quoi attirer beaucoup d'investisseurs. La Tunisie et l'Egypte vont bien sûr bénéficier de cette force.
Dans le monde arabe d'aujourd'hui la puissance économique est du côté des dictatures du Golfe. Ce pôle d'attractivité pourrait se déplacer vers ces démocraties adolescentes qui ensemble vont affronter les mêmes défis au même moment. Ce qui ne fait pas les affaires des pays du Golfe non plus.
Le regard de l'Union européenne se tournerait alors davantage vers ce Maghreb...
- Oui. Ce pôle alternatif est une menace pour l'Algérie à l'échelle du Maghreb et une menace pour les pays du Golfe à l'échelle du monde arabe.
Aussi, les injonctions des Occidentaux à l'égard des dictatures du Golfe sont restées relativement faibles lors des révoltes avortées du Barheïn, du Yemen et de l'Arabie Saoudite en raison de leurs richesses pétrolières que ces dernières brandissaient comme un chantage. Peut-être que cela va changer aussi.
Et sur le volet de la lutte anti-terroriste ?
- Je ne suis pas assez spécialiste de la question, mais je pense que la possibilité pour la Libye de financer les groupes terroristes –même si Kadhafi a été dans les dernières années l'un des plus grands soutiens de la lutte anti terroriste des Etats-Unis - va s'affaiblir.
Le nouveau gouvernement va continuer à collaborer avec les services occidentaux. Les frontières seront plus sécurisées même si certains vont profiter du chaos de la transition. Mais il est certain que ces pays seront un pôle de lutte contre le terrorisme beaucoup plus stable.
Interview de Vincent Geisser, chercheur à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, par Sarah Diffalah.
source : http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/monde/20110825.OBS9165/libye-tunisie-
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La Tunisie dans le conflit libyen : quels risques ? Quel avenir ?
Entre les Libyens qui fêtent leurs victoires chaque soir, dans les rues de Tunis et les affrontements entre pro-Kadhafi et rebelles aux postes frontaliers, la guerre enLibye devient un sujet récurrent de l’actualité tunisienne. Fadhel Kamel Borschen, un membre du Comité National de Transition de la section Gharyan (une ville à 90 kilomètres de Tripoli), donne son point de vue sur la suite des évènements et leurs répercussions sur les rapports entre les deux pays.
Henda Hendoud: Comment évolue actuellement la situation à Tripoli ?
Fadhel Kamel : Nous avons le contrôle de 90% de la ville. Nous avons réussi à localiser Kadhafi. Quelques milices du régime Kadhafi résistent encore mais d’autres cèdent. En ce qui concerne la Libye, nous contrôlons aussi 90% du territoire et nous enregistrons des avancées tous les jours grâce à nos combattants.
Henda Hendoud : Les Tunisiens se posent des questions sur l’information en provenance de la Libye. Que pensez-vous de la guerre médiatique qui dérive vers de la propagande concernant la Libye, comme les images de Seif al Islam Kadhafi juste après qu’il se soit échappé ?
Fadhel Kamel : Dans chaque guerre, il y a une guerre médiatique. Et c’est normal. Kadhafi est un homme qui aime le show, il adore se donner aux caméras et se mettre en scène ainsi que ses enfants. Les Libyens appellent ce qu’il fait «le feuilleton familial». Kadhafi contrôle six médias en Libye qui ne tiennent qu’un seul et même discours «le sauveur de la nation résiste à l’agression étrangères des occidentaux.» Ces médias ne montrent pas les crimes de Kadhafi et ne diffusent que des messages sur l’intervention de l’Otan.
Henda Hendoud: Que pensez-vous de la propagande qui va dans l’autre sens : qui ne montre pas les crimes de l’Otan ou ceux des insurgés ?
Fadhel Kamel: Nous ne pouvons pas contrôler ce genre de dérives. Les médias sont libres et ils choisissent eux-mêmes les sujets et les vérités qu’ils montrent. Quand vous dites les «crimes» de l’OTAN cela sous-entend qu’elle le fait exprès. Alors que ce n’est pas le cas. Et c’est pareil pour les insurgés. Les quelques cas de crimes de guerre représentaient des cas isolés et ils seront jugés.
Je précise que les crimes de guerre seront tous jugés après la libération du pays. Qu’il soit un militaire de Kadhafi, un insurgé ou l’OTAN, personne ne doit échapper à la justice. Nous concernant, nous faisons tout notre possible pour limiter les bavures. Vous savez que Mustapha Abdel Jalil a menacé de démissionner si les insurgés continuent à se comporter comme les milices de Kadhafi
Henda Hendoud : Quelle est selon vous la position de la Tunisie dans votre guerre ?
Fadhel Kamel: La Tunisie traverse une période difficile. Et pourtant elle a réussi à gérer les répercussions de la guerre sur son territoire. Il y a d’abord une sagesse diplomatique car le gouvernement provisoire est resté neutre. Ensuite, il y a le peuple tunisien, sa solidarité et générosité avec le peuple libyen. Vous savez qu’au Sud tunisien, au moins 600 mariages ont réuni les familles libyennes et tunisiennes ? Sachant que la Tunisie passe par une crise économique et politique, la première dans son histoire (gouvernement provisoire, préparation pour les élections, guerre sur les frontières) , je trouve qu’il y a vraiment eu un effort de la part du pays.
Henda Hendoud : Comment voyez-vous l’évolution de la situation sur les frontières ?
Fadhel Kamel: Concernant la ville de Dehiba, les réfugiés rentrent en Libye en masse. Le camp de Dehiba est presque déserté aujourd’hui de ses réfugiés. Cependant à Ras Jedir et jusqu’à maintenant, elle est sous le contrôle des milices de Kadhafi. Il y a des confrontations à Abou Kamach (Cité industrielle sur la route de Tripoli) entre les insurgés et Kadhafi ainsi que la ville de Zouara qui est complètement isolée et sous les bombardements de l’armée de Kadhafi.
Nous avons lancé un appel à la Tunisie pour se préparer à accueillir encore plus de blessés arrivant du côté de Ras Jedir. Depuis que le gouvernement provisoire a annoncé son ralliement au Conseil National de Transition, les confrontations y sont devenues plus violentes. Concernant l’armée tunisienne, elle joue le rôle d’intermédiaire entre les deux fronts.
Henda Hendoud : La guerre en Libye a aussi influencé profondément la Tunisie et le quotidien du Tunisien. Les aides que reçoivent les libyens comme les matières premières qui dérivent vers la contrebande et le marché noir. Que pensez-vous de cette affaire et comment éviter le maximum de dégâts ?
Fadhel Kamel: Les marchandises qui passent par la Tunisie peuvent être classées en trois catégories. La première porte sur les aides fournies par le gouvernement, donc légales. La deuxième est fournie par les marchants libyens et ceux tunisiens et ça on ne peut pas le contrôler car il est conditionné par le marché (offre et demande). Et la troisième, c’est le trafic et qui cause problème à tout le monde.
Mais il faut préciser que le trafic va dans les deux sens. De la Tunisie, passe les matières premières (lait, céréales, huile …) et de la Libye passe l’essence, le ciment, l’or. Il y a même un marché sur les frontières où des libyens et des tunisiens échangent de marchandises. Et je pense qu’on ne peut pas contrôler ce trafic dans les conditions actuelles.
Henda Hendoud: On entend parler de divergences au sein du Conseil National de Transition. Ces conflits, peuvent-ils influencer le bon déroulement de la transition démocratique en Libye ?
Fadhel Kamel :Notre pays aspire à un régime démocratique. Et dans chaque démocratie, il y a diversité. Donc, c’est normal ou encore bénéfique que les membres du CNT débattent et se querellent. Finalement, tout le monde a un seul objectif qui est le bien du pays. C’est fini l’ère du seul homme, du seul avis, de la seule raison. Une fois Kadhafi parti, la Libyesera synonyme de diversité, richesse, démocratie et liberté. Après la guerre, nous envisageons des réformes dans tous les domaines et surtout ceux de la justice, de la presse, de l’éducation et de la santé…
Henda Hendoud: Et quel rôle va jouer la Tunisie dans ce nouveau processus ?
Fadhel Kamel: Le peuple tunisien est le seul qui n’a rien demandé au peuple libyen. Il a proposé ses services sans demander une contre-partie. Et nous n’allons jamais oublierla solidarité du peuple tunisien avec son frère libyen.
Je précise que les relations entre les deux pays seront encore plus fortes qu’avant. Mais surtout elles seront sur un pied d’égalité et pas dépendantes des humeurs de deux dictateurs. Comme vous le savez, à l’époque de Bourguiba et de Ben Ali, la relation entre les deux pays vivaient au rythme des ententes entre Kadhafi et ses homologues tunisiens. Kadhafi a souvent utilisé le chantage dans ses relations avec la Tunisie. Mais c’est fini, aujourd’hui, la Libye et la Tunisie seront des partenaires dans des grands projets.
Nous envisageons de faire un projet qui va réunir le Sud des deux pays. Un grand projet qui va mettre en valeur les petits et moyens investissements mais aussi des investissements lourds financés par une partie des revenus du pétrole (près de 10%). Avant de commencer, nous devons faire une étude sur toute la région.
D’autre part, la Tunisie est dotée d’une main d’œuvre qualifiée ainsi que des compétences de très haut niveau. Il ne faut pas oublier que la Libye est un très grand chantier qui aura besoin des compétences tunisiennes.
Propos recueillis le jeudi 25 août au sein de l’Association nationale libyenne parHenda Hendoud journaliste et blogueuse à Tunis.