La police anti-émeute tire de la chevrotine sur les manifestants
Les affrontements entre police et manifestants dans la ville de Siliana, au sud-ouest de Tunis, les 27 et 28 novembre 2012, qui ont blessé plus de 210 personnes, soulignent le besoin urgent de réformer les forces de sécurité tunisiennes. Le gouvernement devrait s’assurer que la commission d’enquête indépendante qu’il a annoncée examinera tout usage excessif de la force par la police anti-émeute lors des manifestations.
Des témoins questionnés sur place par Human Rights Watch ont déclaré qu’une manifestation contre le gouvernement à Siliana, une ville de 25 000 habitants, s’était soldée par des jets de pierres du côté des manifestants et par l’usage de gaz lacrymogène et de tirs de grenaille (chevrotine de petit calibre) de la part des policiers anti-émeute des Brigades de l’ordre public, appelés familièrement « les BOP ». Au moins 20 personnes risquent de perdre la vue d’un œil ou des deux à cause de la grenaille, de petites sphères de caoutchouc ou de plomb tirées de certaines armes à feu en salves explosives, qui peuvent causer des lésions graves des tissus mous. Par ailleurs, le gouvernement a affirmé que 72 policiers avaient été blessés par des jets de pierres. Cependant Human Rights Watch n’a pas pu vérifier cette information de façon indépendante.
« Les policiers anti-émeute, qui ont joué un rôle central dans les efforts meurtriers pour étouffer la révolution tunisienne il y a deux ans, semblent continuer à user d’une force excessive contre les manifestants », a déclaré Eric Goldstein, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord à Human Rights Watch. « Ils doivent recevoir des ordres clairs, être entraînés et équipés, afin de ne recourir à la force que si elle est nécessaire et proportionnée. Et ils doivent être tenus responsables s’ils vont au-delà ».
Le 27 novembre, les habitants de Siliana, soutenus par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ont organisé une manifestation en face du siège du gouvernorat de Siliana (la « wilaya »). Ils sont entrés en grève générale pour exiger des emplois, un meilleur développement local et le départ du gouverneur, qu’ils accusent de ne pas être sensible à leurs besoins.
Il existe des rapports contradictoires sur ce qui a déclenché la violence. Des témoins ont déclaré à Human Rights Watch que les policiers avaient tiré des cartouches de gaz lacrymogène sans motif ni avertissement, mais des responsables ont affirmé au contraire que les policiers avaient utilisé le gaz en réaction à des jets de pierres et à des tentatives de prendre d’assaut la wilaya. Une visite de la ville et l’étude de photographies des événements suggèrent que les manifestants ont en effet jeté une grande quantité de pierres. Human Rights Watch a observé que des fenêtres de la wilaya étaient cassées, apparemment par des pierres, mais n’a trouvé aucune autre trace d’une atteinte sérieuse aux biens. Il n’y avait aucun signe que les manifestants aient jeté des objets inflammables tels que des cocktails Molotov, comme l’a prétendu le Premier ministre dans une conférence de presse le 29 novembre.
Hassen Lekhrissi, un militant de l’UGTT de 45 ans, a déclaré à Human Rights Watch:
Le 27 novembre vers 10h, nous nous sommes regroupés devant le siège de l’UGTT et avons commencé notre marche. Quand nous sommes arrivés devant la wilaya, nous avons scandé des slogans qui demandaient du travail et qui appelaient au départ du gouverneur. Il y avait environ 5 000 personnes. La manifestation était bien organisée et contrôlée par des militants de l’UGTT. Environ 16 voitures et camionnettes des BOP étaient garées en face de la wilaya.
Après deux heures, le bureau régional de l’UGTT a annoncé la fin de la manifestation. Certains jeunes gens voulaient forcer l’entrée de la wilaya, mais les militants de l’UGTT les en ont dissuadés. Tout à coup, les BOP ont commencé à envoyer du gaz lacrymogène. La foule a été prise de panique et les gens ont fui dans tous les sens. Les BOP nous ont alors suivis dans les rues en tirant des cartouches de gaz, d’abord en l’air, puis à l’horizontale, directement sur les gens.
Human Rights Watch s’est entretenu avec 12 témoins, dont des manifestants, qui ont fourni des récits concordants sur des policiers tirant de la grenaille sur les gens à très faible distance, y compris vers le haut du corps, tout au long des deux premiers jours de manifestations. Certains manifestants ont même allégué que des policiers leur avaient tiré dessus par derrière, alors qu’ils s’enfuyaient et ne pouvaient représenter aucun danger pour la police.
L’hôpital de Siliana a enregistré 210 personnes blessées par des tirs de grenaille, dont 20 présentant des lésions oculaires. Tous les cas de blessures aux yeux ont été transportés vers des hôpitaux de Tunis, la capitale.
Human Rights Watch a trouvé des preuves de l’utilisation aussi bien de grenaille de caoutchouc que de plomb. Même si les grains de caoutchouc sont classés dans la catégorie des munitions « moins létales », ils peuvent causer des lésions physiques graves, en particulier aux yeux.
Le Premier ministre Hamadi Jebali, lors d’une conférence de presse le 29 novembre, a affirmé que les policiers avaient utilisé le gaz lacrymogène et la grenaille en réaction au fait que les « manifestants [aient] jeté des pierres, des cocktails Molotov, incendié des institutions de l’Étatet endommagé des bâtiments publics ». Il a aussi déclaré que les forces de police n’avaient pas d’autre choix que de se défendre et de protéger les institutions publiques.
Lors de la conférence de presse, Jebali a annoncé la création d’une « commission d’enquête indépendante qui examinera[it] l’usage de la violence par toutes les parties », pour déterminer les responsables, aussi bien des incendies et dommages subis par les institutions d’Étatque des blessures causées aux manifestants.
La commission d’enquête devra faire tous les efforts nécessaires pour recueillir des témoignages pertinents de manifestants et d’autres témoins, ainsi que d’agents des forces de sécurité présentes, a déclaré Human Rights Watch. Ses conclusions et recommandations sur l’usage de la force devront être conformes à la loi tunisienne et aux normes internationales, en particulier aux « Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois » des Nations Unies.
Les Principes de base des Nations Unies sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu prévoient que les agents des forces de l’ordre « auront recours autant que possible à des moyens non violents avant de faire usage de la force » et ne peuvent faire usage de la force « que si les autres moyens restent sans effet ». Lorsque l'usage de la force est inévitable, les responsables de l'application des lois « en useront avec modération et leur action sera proportionnelle à la gravité de l'infraction ».
La loi tunisienne n°69-4 du 24 janvier 1969, réglementant les réunions publiques, cortèges, défilés, manifestations et attroupements, donne dans ses articles 20 à 22 des directives strictes pour l’usage des armes à feu par les forces de sûreté. La loi énonce que les agents ne peuvent recourir aux armes à feu que s'ils ne peuvent assumer autrement la défense « des lieux qu'ils occupent, des édifices qu'ils protègent, des postes et des personnes qu’ils ont été chargés de garder, ou si la résistance ne peut être réduite par aucun autre moyen que l'usage des armes ».
Si les manifestants « refusent de se disperser » malgré les avertissements, les agents des forces de sûreté doivent suivre les procédures suivantes pour les disperser : « (1) arrosage d'eau ou charge à coups de bâton; (2) jets de bombes lacrymogènes; (3) tir à feu vertical en l’air pour faire peur aux manifestants; (4) tir à feu par-dessus leur tête; (5) tir à feu en direction de leurs jambes ».
C’est seulement si « les manifestants tentent d'atteindre leur but par la force malgré l'utilisation de tous [ces] moyens » que « les agents de la Sûreté tireront directement sur eux ».
« Les informations découvertes à Siliana jusqu’ici suggèrent que la police a tiré directement sur les manifestants dans des situations qui ne remplissaient pas les conditions spécifiées par la loi tunisienne », a déclaré Eric Goldstein. « Le fait que les policiers anti-émeute aient utilisé de la grenaille plutôt que des balles réelles ne les exempte pas de remplir ces conditions, étant donné que la grenaille peut causer de graves blessures, tirée à faible distance, si elle atteint le haut du corps ».
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Récits de témoins
David Thomson, le correspondant de la chaîne de télévision France 24, a déclaré à Human Rights Watch:
Je suis parti à Siliana avec mon caméraman le 28 novembre. En nous approchant de la ville, vers 16h, nous voyions beaucoup de fumée. Nous avons compris plus tard que c’était des nuages de gaz lacrymogène envoyé par la police. Nous sommes allés filmer une foule de manifestants au rond-point situé en face de la garde nationale. À peu près 400 ou 500 jeunes et enfants se tenaient sur ce rond-point. Certains nous ont entourés, ils étaient contents de parler à des journalistes et de leur expliquer leurs réclamations.
Certains jeunes gens jetaient des pierres vers les policiers. Vers 16h30 les policiers ont jeté des cartouches de gaz lacrymogène et après quelques minutes ils ont chargé. Les gens couraient dans tous les sens. Nous nous sommes réfugiés dans une rue adjacente avec quelques jeunes hommes. Nous avons commencé à filmer la retraite de la foule. Je tenais une caméra et mon collègue portait une veste avec écrit « France 24 » en grosses lettres.
Quelques secondes plus tard, j’ai senti que j’étais touché par la grenaille de plomb. J’avais été blessé par derrière, au niveau des jambes et des fesses. Mon collègue était blessé aussi et j’ai vu plusieurs autres jeunes hommes atteints aux yeux et au cou. J’ai été transporté dans une clinique privée de Tunis, où les médecins ont extrait les grains. Ils ont pu en retirer 14 sur 30 mais ils ont dit que les autres étaient entrés trop profondément pour qu’on puisse les enlever. Les grains extraits étaient en plomb.
Hamdi El Brairi, un lycéen de 15 ans, a déclaré que lorsqu’il est arrivé au lycée le 28 novembre, la police a dit aux élèves de rentrer chez eux. Sur le chemin de sa maison, dans le quartier El Salah, vers 10h30, il a vu des gens se rassembler dans la rue et d’autres qui couraient dans plusieurs directions. Tout à coup il a senti l’impact de la grenaille sur son abdomen et un plomb a frappé son œil droit. Il a senti une douleur aigue, raconte-t-il, et s’est évanoui.
Marouene El Mbarki, 20 ans, un travailleur journalier issu du quartier Taieb Mhiri à Siliana, a déclaré à Human Rights Watch que le 28 novembre il s’était rendu comme d’habitude sur son lieu de travail, dans le centre-ville. Il l’a trouvé fermé, et l’atmosphère tendue. Il est parti chez son cousin, et vers 13h30 ils se sont rendus à la mosquée Takoua. Quand il est sorti, Mbarki a vu des gens courir dans plusieurs directions pour échapper au gaz lacrymogène. Soudain il a senti les plombs frapper ses deux yeux.
Bilal Bayari, un lycéen de 18 ans, avait plusieurs lésions visibles au visage et au cou quand Human Rights Watch s’est entretenu avec lui le 29 novembre. Bayari a déclaré que la veille à 16h, il était avec une foule de gens en face d’un centre culturel, lorsqu’un policier anti-émeute est arrivé et a commencé à les provoquer. Quittant le groupe, Bilal a suivi l’agent. Un autre policier anti-émeute est alors apparu soudainement de derrière un mur et lui a tiré dessus, le blessant de plusieurs plombs au visage, au cou et à l’abdomen.
Souhail Ahmed, un chômeur de 20 ans, a déclaré que le 28 novembre à 16h il était dans le quartier Gaa El Mezoued, au milieu d’une foule qui scandait des slogans, lorsqu’une camionnette transportant des policiers anti-émeute s’est approchée. Quatre agents en sont descendus et ont tiré des cartouches de gaz lacrymogène d’une distance d’environ 120 mètres. Ensuite ils sont remontés dans la camionnette et se sont approchés de la foule. Quand ils étaient à 20 mètres à peu près, ils sont descendus et ont tiré de la grenaille vers la foule. « J’ai vu au moins cinq de mes camarades atteints par des plombs », raconte Ahmed. « Nous les avons emmenés à l’hôpital ». hrw.org
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Agression policière sans précédent dans le village de Bargou, gouvernorat de Siliana
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Siliana, la nuit de samedi
Une nouvelle manifestation à Siliana
Des heurts ont à nouveau opposé plusieurs milliers de manifestants antigouvernementaux aux forces de l'ordre à Siliana, ville de Tunisie qui est le théâtre de violences depuis cinq jours.
Des unités de la garde nationale ont effectué des tirs de sommation à balles réelles et fait usage de gaz lacrymogène pour disperser les protestataires dont le nombre était estimé à 3.000 environ.
Gouverneur provisoire
«Siliana, tu seras le cimetière du parti Ennahda», scandaient les manifestants qui ont lancé des pierres en direction des forces de l'ordre. Cette flambée de violence traduit la colère grandissante d'une partie de la jeunesse tunisienne qui reproche au gouvernement soutenu par les islamistes modérés d'Ennahda de ne pas avoir réussi à relancer l'économie du pays deux ans après la première révolution du «Printemps arabe».
Le président Moncef Marzouki a demandé vendredi soir dans une intervention télévisée à son Premier ministre Hamadi Djebali de nommer un nouveau gouvernement en réponse aux manifestations.
Un gouverneur provisoire a été désigné à Siliana pour gérer les affaires courantes en attendant une «décision définitive» sur le sort de l'actuel gouverneur visé par de nombreuses critiques, indique un communiqué diffusé par l'agence de presse TAP. 20minutes
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Un accord pour résoudre la crise de Siliana après 5 jours de heurts
Le compromis prévoit que le gouverneur de cette région à 120 km au sud-ouest de Tunis, Ahmed Ezzine Mahjoubi, dont les manifestants réclament le départ, soit écarté de ses fonctions, qui seront exercées par son adjoint. Mais M. Mahjoubi n'a pas été formellement limogé.
Des mesures pour le développement économique de la région vont aussi être décidées, une autre revendication des habitants, qui, comme lors de la révolution de l'hiver 2010/2011, dénoncent l'arbitraire de la police et l'échec de la politique économique du gouvernement dirigé par les islamistes d'Ennahda.
"L'accord satisfait toutes les demandes des habitants de Siliana, nous appelons au calme car il n'y plus de prétexte pour les manifestations et la violence", a déclaré à la télévision le porte-parole du gouvernement, Samir Dilou.
"C'est un pas positif en attendant des mesures concrètes", a déclaré de son côté à l'AFP Belgacem Ayari, le secrétaire général adjoint de l'UGTT, principal syndicat tunisien. Il a cependant insisté sur un retrait de Siliana des renforts policiers qu'il juge responsables des violences des derniers jours.
Sur le terrain, des affrontements ont eu lieu tout l'après-midi entre des centaines de jeunes, armés de pierres et de cocktails Molotov, et des policiers, plus nombreux et mieux organisés que vendredi. Des heurts ont aussi eu lieu à Bargou, à 20 km à l'est.
Dans la soirée, un semblant de calme était revenu, les forces de l'ordre patrouillant dans la ville en véhicules blindés et à pied, après avoir dispersé les manifestants avec des tirs de sommation et une grande quantité de gaz lacrymogènes.
Mais des jeunes semblaient déterminés à rouvrir les hostilités si ces renforts restaient. "Ils doivent partir!", a lancé un jeune cagoulé, un cocktail Molotov à la main.
Marzouki veut un gouvernement restreint
Quelque 250 civils et une centaine de policiers ont été blessés depuis le début de la crise.
Signe de la volatilité de la situation, des affrontements ont opposé dans la nuit de vendredi à samedi des manifestants et la police au Kef (nord-ouest) et à Sbeïtla (centre-ouest). Ces villes, situées à 70 km à l'ouest et à 120 km au sud de Siliana, sont considérées comme des points de tensions dans l'intérieur marginalisé du pays.
Des marches pacifiques ont aussi eu lieu samedi à Tunis, selon l'AFP, ainsi qu'à Bizerte (nord) et Gabès (sud-est), selon des médias locaux. Ces villes ont toutes connu des troubles ces derniers mois.
Alors que les crises se succèdent, le président Moncef Marzouki a appelé vendredi à la formation d'un gouvernement restreint pour empêcher une contagion de l'instabilité à d'autres régions, face à l'incapacité du cabinet à répondre aux attentes de la population.
Le Premier ministre, l'islamiste Hamadi Jebali, a botté en touche samedi, expliquant qu'il répondrait "par écrit" au chef de l'Etat. "Si cela devait se révéler bon pour la Tunisie, je n'y verrais pas d'inconvénient", a-t-il précisé.
Le porte-parole du gouvernement a pour sa part souligné "la nécessité de ne pas précipiter la réaction".
Mais le président, un laïc allié aux islamistes, n'a pas le pouvoir de remanier le gouvernement.
Les questions sociales étaient déjà au coeur de la révolution tunisienne, lancée il y a près de deux ans, qui avait marqué le début du printemps arabe.
L'économie, minée par l'insécurité et la crise de la zone euro, peine à se rétablir. Les manifestations sociales et les attaques de groupuscules salafistes se multiplient, et sur le plan politique, aucun compromis n'est en vue sur la future Constitution. quejador