Par Clarence Rodriguez, à Riyad, avec Yves-Michel Riols - publié le 29/06/2011
Grâce à son opulence financière, la pétromonarchie a pu se préserver de la contestation. Mais la pression pour les réformes politiques se renforce à l'intérieur de ce pays autocratique et austère.
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Khaled n'a rien d'un révolutionnaire. Au contraire, ce jeune homme de 21 ans n'aspire qu'à une chose : gagner sa vie et aider sa famille. Il y a quatre mois, Khaled est arrivé dans la capitale saoudienne avec 2 000 riyals (370 euros) en poche. Il ne connaissait personne. Dans son regard, on lit autant de détermination que de crainte. Il faut dire que Khaled n'avait jamais quitté son village de la province de Djizan, dans le sud-ouest du pays. C'est là qu'il a grandi avec ses parents, ses huit frères et soeurs, dans un trois-pièces de 25 mètres carrés, sans eau courante. Alors, forcément, Riyad, c'est un choc.
95 % des recettes de l'Etat proviennent de l'exportation du pétrole. Le secteur public représente près des deux tiers du PIB.
890 euros par mois, c'est le PIB par habitant en 2010, un niveau bien inférieur à celui des autres pétromonarchies du Golfe.
27 % des jeunes sont au chômage, dans un pays où les deux tiers de la population ont moins de 30 ans.
Motivé, il a fait la tournée des entreprises. Une galère. Muni d'un diplôme d'informatique, il a frappé aux portes des groupes de téléphonie mobile, de travaux publics... A chaque fois, la réponse est la même : "Pas assez qualifié." Il a fini par décrocher une place de caissier dans un supermarché, pour un salaire mensuel de 2 800 riyals (520 euros). Une fortune, pour ce jeune Saoudien issu d'un taudis de Djizan. "Avec ma première paie, dit-il fièrement, j'ai acheté des vêtements, une montre, du parfum, et j'ai envoyé 500 riyals (90 euros) à mes parents."
Khaled, c'est l'autre image de l'Arabie saoudite, à mille lieues de l'opulence qu'on associe au premier pays exportateur de pétrole. Son sort est moins anodin qu'il y paraît. Surtout dans un pays jeune (les deux tiers de la population ont moins de 30 ans) dirigé par des octogénaires, aux commandes d'une monarchie absolue. Surtout, aussi, quand le chômage frappe 27 % des jeunes Saoudiens. Ce n'est certes pas une réalité nouvelle, mais le contexte n'est plus le même. Le "printemps arabe" est passé par là, chamboulant toutes les certitudes. Désormais, tous les Khaled de la région se sont réveillés. Et leurs dirigeants savent que le mélange de précarité, d'inégalités et de pouvoir autocratique constitue un cocktail potentiellement explosif. En Arabie saoudite comme ailleurs.
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La révolte aux frontières. L'Arabie saoudite n'a pu ignorer le vent de révolte qui, depuis janvier, souffle sur le monde arabe, notamment à Bahreïn et au Yemen.
A n'en pas douter, la fronde qui balaie le monde arabe fait trembler la dynastie des Séoud, au pouvoir depuis 1932. La révolte gronde aux frontières du pays, de l'Irak au Yémen en passant par la Jordanie et par Bahreïn. Il a fallu attendre le retour au pays du roi Abdallah, en février, pour mesurer combien le régime était nerveux. Dès sa descente d'avion, après trois mois d'absence pour cause d'opération du dos aux Etats-Unis, le souverain de 86 ans a déclenché un tsunami de dépenses.
Pour éviter toute contagion de la contestation, le gouvernement saoudien a déployé une impressionnante artillerie financière : au total, 90 milliards d'euros seront déboursés dans les prochaines années, soit l'équivalent de 29,12 % du PIB... C'est à coup sûr l'un des plus volumineux plans de relance de l'histoire économique mondiale ! Une largesse que ce pays peut toutefois se permettre sans même creuser ses déficits. Et cela grâce à ses phénoménales réserves de change (312 milliards d'euros), les quatrièmes plus importantes de la planète, alimentées par l'envolée des cours de l'or noir. Avec une telle ouverture des vannes, tout le monde a été arrosé, à commencer par les fonctionnaires, dont le traitement a été augmenté de 15 % et qui se sont également vu accorder une prime correspondant à deux mois de salaire.
"Les événements dans les pays voisins nous encouragent dans la voie des réformes. Cela passera, à terme, par le droit de vote des femmes."
Du coup, la seule grande mobilisation dans le pays depuis le début des soulèvements arabes a été une manifestation de soutien au régime ! Dès l'annonce de ces mesures, les rues de Riyad ont été envahies par une foule en liesse. "C'était une ambiance de carnaval", raconte l'historien britannique Robert Lacey, fin connaisseur du pays, qui se trouvait sur place, et dont le dernier livre (Inside the Kingdom, Arrow Books) a été interdit de diffusion. "Les gens agitaient des drapeaux et klaxonnaient. Ils se sont ensuite rués dans les centres commerciaux", l'une des rares distractions dans un pays austère où même les cinémas sont proscrits...
Des femmes de plus en plus revendicatives
Pourtant, il serait erroné de croire que cette politique du chéquier a étouffé toute contestation. Le réveil arabe a aussi éveillé des audaces, surtout chez les femmes. Depuis le début de l'année, elles sont plus revendicatives. A plusieurs reprises, des femmes, isolées ou en groupe, ont fait s'étrangler de rage l'establishment religieux en prenant le volant - un acte sacrilège, dans le seul pays du monde où elles n'ont pas le droit de conduire. L'expérience a été renouvelée avec succès, le 17 juin, lorsque des femmes ont à nouveau défié cette interdiction dans de nombreuses villes du royaume. D'autres ont bravé un deuxième tabou en réclamant le droit de vote aux élections municipales, prévues pour le 22 septembre. Un enjeu hautement symbolique, puisqu'il s'agira de la deuxième élection (semi-démocratique, car une partie des conseillers sont désignés) dans l'histoire du royaume. Autant d'initiatives qui laissent penser que les choses sont moins figées qu'elles n'en ont l'air. D'autant que le roi Abdallah, un réformateur prudent, a toujours été plus attentif que ses prédécesseurs au sort des femmes, enjeu crucial dans un pays où elles représentent 60 % des diplômés universitaires. Quitte à s'attirer les foudres du clergé conservateur.
La princesse Adelah prophétise le changement
Cette évolution est largement due à celle qui passe pour la fille préférée du roi, la princesse Adelah, 48 ans, mère de cinq enfants. Bien que discrète, elle est très écoutée. Sa maison, située au centre de la capitale, est une demeure bourgeoise entourée de hauts murs blancs que rien ne distingue des résidences mitoyennes. Rien à voir avec les palais des princes, gigantesques et fastueux. Signe de confiance envers son interlocutrice étrangère, la princesse Adelah accueille sans abaya et sans voile, dans son salon, sobre et raffiné. Des photos de famille sont posées sur une table d'angle en verre. Un domestique marocain sert un café à la cardamome verte, une spécialité saoudienne. Elle s'exprime rarement, mais quand elle le fait c'est pour délivrer un message. Dans un anglais parfait, ses propos sont sans ambiguïté : "Les événements dans les pays voisins et l'instabilité qui en résulte nous inquiètent et nous encouragent dans la voie des réformes. Cela passera, à terme, par le droit de vote pour les femmes, ainsi que par leur nomination au sein des conseils municipaux."
Un équilibre fragile, qui tient à la rente pétrolière
Le propos est certes audacieux dans le contexte saoudien, mais ce type de promesse suffira-t-il à contenir le raz de marée révolutionnaire qui est arrivé aux portes du pays ? Le royaume peut-il se contenter d'acheter la paix sociale et de réformer à doses homéopathiques ? Dans un système de pouvoir patriarcal et opaque où aucune opposition légale n'est autorisée, il est difficile de discerner les intentions du gouvernement et les débats qui l'agitent. Mais cela n'empêche pas des voix discordantes de s'exprimer, notamment dans les médias étrangers. Dans une chronique publiée par le New York Times en février, le prince Al-Walid, petit-fils du fondateur du régime et PDG d'un des plus gros conglomérats du pays, a dénoncé l'immobilisme sans trop de précautions. Les sociétés arabes, a-t-il écrit, "ne peuvent réussir que si elles ouvrent leurs systèmes à une plus grande participation politique, à une plus grande transparence et à la responsabilisation des femmes et des jeunes. Les gouvernements arabes ne peuvent plus prendre la passivité de leurs populations pour argent comptant."
L'Arabie saoudite a beau être la plus grande économie du monde arabe, la répartition des richesses y est extrêmement inégale. L'exploitation du pétrole, dont le pays possède un quart des réserves mondiales prouvées, lui rapporte près de 700 000 euros par jour. Mais le PIB par habitant n'est que de 890 euros par mois, deux fois moins qu'en Grèce. L'annonce du gigantesque plan de relance budgétaire (90 milliards d'euros étalés sur plusieurs années) a donc été bien accueillie par la population.
Outre les augmentations de salaire des fonctionnaires, il prévoit également la création de 60 000 emplois au ministère de l'Intérieur et l'annulation des dettes des emprunteurs décédés ou en prison. Les deux plus gros postes de dépenses visent à répondre aux principales inquiétudes des Saoudiens : la pénurie de logements et le chômage, qui frappe officiellement 10 % de la population active. 46 milliards d'euros ont été alloués à la construction de 500 000 logements, et, pour la première fois, les chômeurs percevront une allocation mensuelle de 400 euros à partir de novembre.
L'autre grand défi du régime, c'est son modèle économique. Et, dans ce domaine, "les problèmes n'ont même pas trouvé un début de réponse", constate un économiste local qui souhaite conserver l'anonymat. L'Arabie saoudite est une autocratie religieuse à économie centralisée qui peine à se diversifier. Comme tous les Etats rentiers, le royaume vit sous perfusion : 95 % des recettes de l'Etat proviennent des hydrocarbures, qui financent un généreux secteur public représentant plus des deux tiers du PIB. Ce royaume désertique est l'un des rares pays du monde où les fonctionnaires sont nettement mieux payés que les salariés du privé - pour l'essentiel une main-d'oeuvre immigrée.
"Les gouvernements arabes ne peuvent plus prendre la passivité de leurs populations pour argent comptant."
Le problème, c'est que même le secteur public n'est plus en mesure d'absorber les 300 000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail. A cela s'ajoutent les lacunes de la formation et aussi de la motivation, dans un pays où les entreprises privées sont obligées d'embaucher au moins 30 % de Saoudiens parmi leur personnel. "Les jeunes ont une méconnaissance totale des contraintes de la vie active", déplore Anwar, directeur d'une chaîne d'hypermarchés à Riyad. Non seulement il peine à recruter, mais, lorsqu'il y parvient, il a encore plus de mal à garder ses employés saoudiens, peu habitués à la culture du travail.
Malgré tous ces blocages, les Khaled saoudiens ne semblent pas trop disposés, pour le moment, à ruer dans les brancards. Tant que le régime pourra arroser le pays avec la rente pétrolière, son avenir ne paraît pas menacé. Mais c'est un équilibre fragile. La dernière fois que les cours du pétrole se sont effondrés, les conséquences ont été tragiques pour l'Arabie saoudite, comme pour le reste du monde. L'homme qui a alors émergé de l'ombre s'appelait Oussama Ben Laden...