REGUEB
À Regueb, petite ville de la province de Sidi Bouzid, les manifestations anti-gouvernementales ont commencé fin décembre. Des habitants ont raconté à Amnesty International que les premières manifestations étaient pacifiques et que les forces de l’ordre locales, que ce soit la police ou les agents des forces de sécurité en civil, n’avaient fait que les observer sans intervenir. La situation a changé avec l’arrivée de la police antiémeutes – la BOP semble-t-il vers le 25 décembre. Celle-ci a en effet utilisé des gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants principalement des étudiants et des jeunes chômeurs. En réaction, les manifestants ont jeté des pierres et des heurts ont éclaté avec les forces de sécurité. Le 31 décembre, des jeunes manifestants auraient aussi brûlé la façade d’une banque et d’un tribunal local.
Les tensions se sont accrues dans l’après-midi du 7 janvier quand les forces de sécurité et les jeunes manifestants se sont affrontés dans le centre-ville, près du poste de police, du siège de la Garde nationale et du bâtiment de la délégation (représentation locale du gouvernorat). Une bombe lacrymogène a été lancée dans la mosquée principale, à proximité des affrontements, semble-t-il pour disperser les fidèles qui assistaient à la prière du vendredi avant qu’ils ne puissent rejoindre les manifestants. Quand les délégués d'Amnesty International se sont rendus à la mosquée le 21 janvier, l’imam leur a montré la vitre cassée par la bombe lacrymogène et a raconté que les effets asphyxiants du gaz avaient provoqué une quasi-panique quand les fidèles s’étaient précipités vers la sortie.
À Regueb, la force létale a été utilisée pour la première fois contre les manifestants le 9 janvier. Une foule immense d’hommes, de femmes et d’enfants s’était rassemblée devant le bâtiment de la délégation pour exiger le départ de la BOP et menacer d’une grève générale. Les manifestants scandaient : « Pas d’études, pas d’enseignement tant que la police ne partira pas ». Selon les témoignages recueillis par Amnesty International, cette manifestation avait été déclenchée par un incident survenu dans la matinée, au cours duquel un policier de la BOP avait insulté et frappé un homme de 40 ans venu livrer du lait à la ville.
Des participants à cette manifestation ont raconté à Amnesty International que, pendant qu’un syndicaliste essayait de négocier avec les forces de sécurité, des bombes lacrymogènes avaient été lancées dans la foule. La plupart des hommes et des femmes plus âgés ont fui, mais quelques jeunes sont restés et ont affronté violemment les policiers antiémeutes, qui ont été déployés dans les rues principales et sur les toits des immeubles. La confrontation a commencé vers 11 heures et a duré jusqu’à 14 heures environ. Selon des témoins, les policiers antiémeutes ont commencé à tirer des balles en caoutchouc, puis juste après des balles réelles, à chaque fois sans sommation.
Au total, cinq personnes ont été abattues ce jour-là : Manal Boualagi et Raouf Kadous vers 13 heures ; Mohamed Omran Jabali dans le cortège qui emportait le corps de Raouf Kadous de l’hôpital ; et Mouez Omar Khalifi et Nizar Ibrahim Slimi vers 16 heures pendant les affrontements avec les forces de sécurité.
Selon un médecin qui travaillait aux urgences le 9 janvier, 16 manifestants blessés ont été admis à l’hôpital ; cinq d’entre eux avaient été blessés par balle et deux par des balles en caoutchouc. Ce médecin a fait remarquer que, pendant toute la période des troubles, seul un membre des forces de sécurité avait été soigné à l’hôpital – pour des coupures au visage provoquées par des morceaux de verre lancés par des manifestants. Il a affirmé que les blessures des manifestants l’amenaient à penser que les coups de feu avaient été tirés par des professionnels, peut-être des tireurs isolés, notamment depuis les toits des immeubles car les balles étaient sorties plus bas qu’elles n’étaient entrées.
L’une des victimes, Manal Boualagi, 26 ans, ne participait pas aux manifestations. Selon le médecin, elle a été tuée d’une seule balle dans la poitrine, tirée d’en haut. Amnesty International s’est rendue chez Chadia, la mère de Manal, dans le quartier d’Istiqlal. Celle-ci a raconté que sa fille était venue lui rendre visite en début d’après-midi le 9 janvier, puis était repartie s’occuper de ses enfants, Chadia, six ans, et Eyad, trois ans.
Juste après son départ, sa mère a entendu des coups de feu dehors. Elle ne pouvait pas sortir car des membres des forces de sécurité étaient postés devant chez elles, des tirs retentissaient et la rue était pleine de gaz lacrymogène. Une femme de la famille qui se trouvait avec Manal quand elle a été à Regueb. abattue a raconté à Amnesty International : « Nous marchions simplement en discutant, pressées de rejoindre la maison de Manal où se trouvaient ses enfants. Soudain, elle a crié et s’est effondrée. »
Manal a été emmenée d’urgence à l’hôpital de Regueb, où un médecin a ordonné son transfert à l’hôpital de Sfax, mieux équipé. Elle est morte pendant le trajet. Sa mère a confié à Amnesty International : « Elle laisse derrière elle deux jeunes enfants, privés de l’affection de leur mère. Nous vivions toutes les deux sous le niveau zéro [dans une extrême pauvreté]. Tout ce que je veux, c’est que ces deux petits aient une vie meilleure, dans la dignité. »
Le mari de Manal et père de ses enfants est au chômage. Chadia a dit à Amnesty International qu’elle voulait que les auteurs du meurtre de sa fille soient traduits en justice.
Amnesty International a aussi rencontré les familles de deux autres personnes tuées pendant les manifestations –Mouez Omar Khalifi, 25 ans, employé dans une station essence, et Nizar Ibrahim Slimi, 22 ans, travailleur saisonnier. Malgré leurs maigres salaires, tous deux étaient la principale source de revenus de leur famille.
Ces deux hommes ont été tués dans le centre ville. Selon un témoin, Nizar a été tué d’une balle dans la poitrine par un tireur isolé posté en haut d’une antenne téléphonique. Mouez est aussi mort d’une balle dans la poitrine, selon le médecin qui travaillait aux urgences cette nuit là.
Les deux familles réclament justice, et veulent notamment que ceux qui ont donné l’ordre de tirer aient à rendre des comptes ; elles réclament également une indemnisation financière satisfaisante.
Mohamed Omran Jabali, marié, un enfant, a été tué d’une balle dans le ventre dans le cortège funèbre de Raouf Kadous. Selon les témoins Ayman Akriti, Lotfi Akrami et Abdelkarim Hajji, qui ont aussi participé aux funérailles, le rassemblement était pacifique, mais les membres de la BOP ont tout de même tiré des gaz lacrymogènes sur les participants et, juste après, ont ouvert le feu sans sommation. Mohamed Jabali, qui se trouvait en tête de cortège, a été tué et plusieurs autres personnes ont été blessées. Abdelkarim Hajji, enseignant et père de quatre enfants, a été touché par une balle à la cuisse droite alors qu’il tentait de quitter le cortège.
De même, Lotfi Akrami a été touché à l’épaule par un tir venant de l’arrière alors qu’il s’enfuyait. Chadi Abidi, 20 ans, blessé par balle à la jambe le 9 janvier pendant les manifestations à Regueb, a confié à Amnesty International : « Comme les autres, j’ai participé aux manifestations contre les autorités répressives. Je voulais exprimer mon opinion. Nous sommes marginalisés par rapport aux régions côtières. Nous voulons avoir les mêmes chances que les autres dans la vie. »
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